L’écriture aux Antilles françaises des années 20, un acte de résistance


Par Clarissa Charles-Charlery
Lundi 17 Mars 2014

L’écriture aux Antilles françaises des années 20, un acte de résistance
Toute société est dirigée par une autorité politique et culturelle qui va déterminer ses caractéristiques et son mode de fonctionnement. Cependant, est-il vrai que l’art, et particulièrement la littérature, au reflet de la société, sont manifestement soumis à cette autorité ?  Lorsque le pouvoir s’acharne à exercer sa domination sur tout le corps social, prétextant  la cohésion et la survie humaine, et ceci au nom de l’ordre, ne peut-on pas penser que celui-ci peut provoquer l’assujettissement social et politique par des règles inappropriées voire esclavagistes ? En contrepartie,  selon l’époque et le lieu, l’écriture ne peut-elle pas répondre aux attentes des peuples en souffrance pour contrer le pouvoir dominant ? La littérature des Antilles françaises, marquée par l’histoire de la colonisation, en est un bien bel exemple.
 
Une écriture 
de la soumission
L’arrivée des Occidentaux dans ce que Christophe Colomb croit correspondre aux Indes, provoque chez les peuples concernés une catastrophe à divers degrés : sur le plan écologique, sur le plan humain et sur le plan spirituel. Les Européens, imbus de leur personne n’hésiteront pas en très peu de temps à imposer leur vision du monde à des gens qu’ils considèrent comme barbares tel que le «jus gentium» le suggère à travers ses textes. L’Européen conforté dans sa vision du monde par ce fameux droit des gens, trouve alors prétexte pour asseoir sa politique expansionniste et se sent légitimé pour écarter tout ce qui peut lui paraître inconvenant, gênant et étranger. Cette entreprise expansionniste se pose dès lors comme principe fondateur d’une perspective nouvelle où il convient d’éradiquer tout processus identitaire. C’est le principe même de la racine unique qui ne laisse place à aucune autre perception du monde fort malheureusement. L’aventure coloniale n’a rien de philanthropique, elle est loin d’être une aventure humaine. Elle est marquée par la brutalité, le conflit d’intérêts et surtout la domination économique et militaire. Cette démarche du partage du monde porte déjà en son sein les germes de ce qu’il convient d’appeler la pensée unique qui contient les prémices de l’ethnocentrisme et de l’européocentrisme.
La littérature des Antilles françaises, n’a pour seul référent que le modèle littéraire issu de l’empire français. L’objectif est de reconstituer à l’identique le système politique et culturel occidental propre et d’asseoir ce système. En effet,  dans son «Histoire littéraire de l’Amérique française», Auguste Viatte expose et commente le chant patriotique des premiers écrivains coloniaux qui valorisent la France considérée comme la patrie modèle. Il cite notamment le colon Sidney Daney (1810-1893) qui, dans son ouvrage en six volumes «Histoire de la Martinique» datant de 1846, cherche à redonner à la France sa suprématie face à sa redoutable concurrente l’Angleterre. A travers son discours, l’écrivain vante l’exploit, la littérature et le patrimoine culturel de la mère-patrie. Il interpelle le lecteur et justifie la légitimité de la France pour qu’elle ne perde pas ses colonies qui doivent impérativement être à son image. Il incite ses compatriotes à coloniser davantage les territoires d’Outre-mer pour véritablement faire valoir l’idéologie de la France, «le premier peuple de l’univers». Ces écrivains sont mus par une volonté farouche de prendre possession du monde.
Après l’abolition définitive de l’esclavage en 1848, la littérature coloniale s’impose davantage dans les îles qu’elle dépeint sous l’angle ethnocentriste, loin des réalités. Elle chante les exploits des conquérants et offre des tableaux enchanteurs de l’espace insulaire. Cette littérature ne tient pas compte du réel ni des besoins du peuple. Les premières manifestations littéraires dans cet espace francophone sont le fait de poètes d’origine occidentale qui ne font que chanter la mémoire des conquérants. S’ils sont peu nombreux, leurs textes répondent à un enjeu politique : ils créent une écriture destinée à célébrer la domination du colon sur l’homme noir et à légitimer l’annexion des territoires occupés. Cette dimension philosophique et politique confère à ces textes  une valeur tout à fait particulière. Désirant pérenniser les idéologies coloniales et esclavagistes de leurs prédécesseurs, ces poètes implantés en terre créole écrivent des poésies qui louent les exploits du colonisateur sur fond d’exotisme. Ces écrivains créoles créent une écriture partisane.
Ce style littéraire post-esclavagiste s’impose considérablement dans les îles encore marquées par le traumatisme de l’esclavage. L’écrivain colon apporte un modèle littéraire, qu’il considère irréprochable, et qui se particularise par la forte présence d’expressions exotiques quant à la description des colonies. Ayant fait allégeance à la «mère patrie», l’écrivain héritier des colons pèche par cécité, niant toute réalité objective pour refuser de donner une description exacte des colonies. Visant un public européen qui s’intéresse à la vie de ces contrées lointaines et encore énigmatiques, il ne peut décevoir ni choquer ses lecteurs et doit faire en sorte que son écriture nourrisse leur imaginaire. L’écrivain répond alors à une exigence du moment, à une commande : faire des îles un espace paradisiaque, une sorte d’Eden offrant aux aventuriers de toutes sortes l’occasion de satisfaire leur désir d’habiter un monde nouveau avec tout ce qu’il a de mirobolant.
Cette littérature des Antilles françaises apparaît donc sous la plume des descendants de ces colons nés aux îles, d’abord reconnus comme créoles, qui vont former une caste ethnique que l’on dénommera plus tard «Béké».
En effet, en dépit de l’abolition définitive de l’esclavage, ces îles, marquées par le système colonial, sont contrôlées par cette classe privilégiée. Elle détient le pouvoir politique et économique, a les moyens d’apprendre le français, langue d’administration et de culture, alors que les esclaves privés de toute alphabétisation, utilisent uniquement le créole, langue non écrite.
Ces écrivains créoles ont pour unique modèle littéraire celui de la littérature coloniale avec son exotisme frappant. Ils vont alors donner naissance à une littérature originale qui constitue la continuité de l’entreprise littéraire menée par leurs prédécesseurs. Une fois n’est pas coutume, dans cette littérature dite, « doudouiste », la réalité sociale importe peu mais la beauté de la nature des lieux les inspire. Ils cherchent à attirer l’attention du lecteur français colonialiste. Il s’agit là d’une littérature de propagande.
Par conséquent, les premières manifestations de la littérature dans les Antilles françaises se caractérisent par une écriture à la fois raciste, ethnocentriste et soumise. Les écrivains blancs créoles, à travers leur littérature doudouiste, rejettent en effet tout ce qui est en rapport avec les aspects de la culture nègre. Dans l’univers caribéen francophone, les relations interraciales demeurent difficiles dans la période post-esclavagiste. Le béké, ayant tout pouvoir, nourrit toujours ce sentiment de supériorité envers la population de couleur. De ce fait, cette littérature est loin d’être réaliste, car elle ne renvoie ni à la réalité sociale ni aux diverses manifestations de la culture créole. Volontairement, les poètes exotiques ne tiennent pas compte des réalités abominables et dérangeantes de cet univers et transmettent plutôt une image idyllique mais faussée du monde créole. 
 
Les premières 
manifestations d’une 
littérature contestataire
Dès la fin du XIXème siècle, nous pouvons constater une évolution du discours poétique, certes encore timide mais non négligeable. La littérature caribéenne francophone va poser les bases d’une nouvelle poétique qui va d’ailleurs inspirer les écrivains antillais contemporains. Une nouvelle génération d’écrivains va alors donner naissance à une nouvelle forme d’écriture qui va davantage rendre compte de la culture créole. Il s’agit d’une littérature régionaliste qui s’attache aux détails et aux caractéristiques des Antilles françaises. Les écrivains vont, en effet, chanter à leur manière les us et coutumes de cet espace ; certains tenteront même d’intégrer dans leurs textes la langue régionale, à savoir le créole.
Par exemple, le Guadeloupéen Gilbert de Chambertrand (1890-1983) chante dans certaines de ses œuvres la Guadeloupe et son histoire mais aussi ses us et coutumes comme le prouve «Mi io» (traduction : Les voici), album publié en 1926 qui contient des scènes de la vie guadeloupéenne de l’époque. Les personnages principaux de l’époque sont des femmes qui sèment la zizanie et passent leur temps à critiquer leur entourage. Notons d’ailleurs que le titre et certains passages de l’album sont écrits en langue créole.
En outre, dans les années 1920, de ces premières manifestations littéraires émerge une littérature purement contestataire, en réponse à l’écriture doudouiste. Cette littérature entreprend alors la reconquête de l’espace littéraire, culturel, géopolitique et identitaire des Antilles françaises. Les écrivains noirs des îles entament une démarche de rupture avec l’idéologie coloniale et de la conquête de soi, une vision consacrée aux revendications du peuple colonisé.
En effet, des écrivains africains et antillo-guyanais, comme Léopold Sédar Senghor (1906-2001), Aimé Césaire (1913-2008) et Léon-Gontran Damas (1912-1978), résidant à Paris pour leurs études, entrent en contact avec des écrivains afro-américains. Ces derniers servent d’exemple puisqu’ils vont lancer le premier cri de la révolte dans lequel tous les Noirs se reconnaissent. Ils ont l’audace d’aborder un sujet tabou : la relation entre Blancs et Noirs. William Edward Burghardt du Bois (1868-1963), l’un des précurseurs, refuse ouvertement la ségrégation et proclame sa fierté d’être noir avec son ouvrage « The Souls of Black Folk » (Âmes noires) paru en 1903. Il fonde, trois ans plus tard, la NAACP, National Association for the Advancement of Colored People (Association pour la défense des hommes de couleur). Il défend aussi le panafricanisme, doctrine qui cherche à rassembler tous les peuples noirs et à  développer leur solidarité. Du Bois appelle au combat non seulement pour une reconquête du Noir par lui-même, mais aussi pour la re-naissance d’un New Negro affranchi des stéréotypes qui l’empêchent de s’émanciper. Cette «renaissance noire» coïncide, en même temps, avec un renouveau de la littérature américaine qui rompt progressivement avec la tradition romantique de l’époque pour s’orienter vers un réalisme critique et s’intéresser davantage aux problèmes sociaux.  En effet, le combat de Du Bois se poursuit, dans les années 1920, avec des intellectuels noirs de Harlem qui vont former un groupe et dont les romans et poèmes inspireront les étudiants africains et antillais de France. Ce groupe se donne un nom : la «Négro-renaissance», dirigée par trois grandes figures :
- L’écrivain Langston Hughes (1902-1967) ; le poète et romancier jamaïcain Claude Mackay (1889-1948) et le poète et anthropologiste américain Countee Cullen (1903-1946).
Ces écrivains engagés ne désirent pas uniquement se faire admettre de la société blanche mais vivre aussi sans concession leur identité noire fondée sur les valeurs africaines.
Parallèlement, la littérature haïtienne va aussi servir de modèle aux écrivains martiniquais et guadeloupéens en quête d’une poétique locale à part entière. En effet, du fait de son histoire, Haïti a une longueur d’avance par rapport à la Martinique et la Guadeloupe puisqu’elle jouit de son indépendance depuis 1804. A l’heure où ces dernières souffrent encore de l’esclavage, émerge en Haïti une littérature à la fois héroïque, patriotique, engagée sous la plume d’écrivains noirs fustigeant le racisme et le colonialisme. Mais c’est particulièrement avec le mouvement indigéniste à partir des années 1920 que la littérature nègre va prendre tout son sens. Les écrivains haïtiens de l’époque, reprochant aux anciens leur obéissance renforcée aux modes littéraires parisiennes, vont ainsi puiser dans les racines africaines et la culture orale. Il s’agit d’atteindre l’«haïtianité», à savoir une authenticité littéraire mais aussi une identité nationale et individuelle, qui passe par la célébration de l’Afrique ancestrale, la fierté d’appartenance à la race noire et la solidarité avec les Noirs du monde entier. 
S’inspirant ainsi du combat de ces intellectuels noirs américains et d’une littérature nègre haïtienne, les écrivains antillais parviennent à mettre en place les premières fondations de la Négritude, un mouvement fondamental à la fois idéologique et littéraire. Pour ces écrivains, la résistance à l’impérialisme, étant une préoccupation fondamentale, passe par la réévaluation de cultures et d’histoires différentes de l’Occident, à ce titre niées et caricaturées. Ils procèdent donc à une inversion symbolique par laquelle est systématiquement reconsidéré ce qui était perçu comme négatif et inférieur. En 1921, apparaît le premier roman nègre «Batouala», véritable roman nègre écrit par le martiniquais René Maran (1887-1960). La même année, il devient le premier écrivain noir à remporter le Prix Goncourt avec cette œuvre considérée comme l’un des tout premiers textes de la Négritude. A travers l’histoire périlleuse et malheureuse d’un chef de village africain, nommé Batouala, en période coloniale, l’écrivain dévoile l’histoire de tout un peuple en conflit avec le colonisateur. Il dénonce clairement les abus de l’administration en Afrique-Equatoriale française et les méfaits de l’impérialisme. 
Avec cette revalorisation de la culture noire, la littérature rend sa dignité au peuple dominé jusqu’alors objet de pitié ou de mépris. Aimé Césaire, définira plus tard  le concept de Négritude comme une «conscience d’être noir, simple reconnaissance d’un fait, qui implique acception, prise en charge de son destin de Noir, de son histoire et de sa culture». Il s’agit pour le peuple noir de prendre conscience de sa race afin de la revendiquer ; ainsi il peut s’affirmer en tant qu’Etre à part entière. S’engage alors un processus de revalorisation du nom, de la personne et des valeurs de l’homme noir et de sa race, par le retour aux sources africaine et caribéenne.  Césaire ira plus loin dans sa réflexion puisqu’il ne limite pas cette Négritude à la seule race noire.  Elle n’est pas qu’une pure protestation verbale mais l’expression de toute race opprimée (la race humaine), une arme de combat. C’est un symbole de résistance pour la fin de l’univers colonial et la libération du peuple noir et de tous les peuples. La Négritude met l’accent sur l’injustice subie par une race et légitime le combat de celle-ci en vue de conquérir sa dignité. Apparait alors un humanisme anticolonialiste qui prône la «repersonnalisation» du colonisé puisque le Nègre a longtemps souffert d’une dépersonnalisation qu’elle soit spirituelle, morale, physique ou culturelle. La Négritude servira, à ce moment, d’outil à cette opération de «repersonnalisation» qui est à la fois un mouvement de révolte, de refus et un engagement à la réappropriation de soi. 
En conclusion, la littérature des Antilles françaises est d’abord celle de la domination et de l’imitation au service de l’entreprise coloniale, sous la plume de blancs créoles détenteurs du pouvoir. Cette littérature est vouée à ancrer définitivement le pouvoir colonial sur les territoires annexés. Ce n’est qu’à partir des années 20 que prend naissance une écriture de résistance à l’initiative d’intellectuels noirs qui entreprennent une démarche de rupture et d’émancipation face au pouvoir colonial. Les bases sont alors posées donnant ainsi naissance à la Négritude qui apparaît à la fois comme la résultante de l’éveil des consciences noires et le point de départ d’une poétique nouvelle qui contrefait le discours dominant.


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